Les nouveaux luxes
On parle beaucoup du luxe, entre mépris du subtil et envie de l’exceptionnel. Mais qu’est vraiment que le luxe ? Comment a-t-il évolué ? Aujourd’hui un épisode pour dessiner les contours de nouveau luxe avec Marie Mascré.
Marie, on va parler des nouvelles formes du luxe. Pourquoi ce sujet ?
« Le luxe est un monde qui intrigue et en même temps c’est un monde mouvant, évolutif. Le luxe d’aujourd’hui n’est plus exactement le luxe d’hier et ce n’est sans doute pas le luxe de demain d’ailleurs. Si je repars d’une définition du mot luxe, dans le dictionnaire Larousse le luxe est défini comme « le caractère de ce qui est coûteux, raffiné, somptueux ». Si j’ouvre mon Petit Robert le luxe est « un mode de vie caractérisé par de grandes dépenses consacrées au superflu ou bien le caractère coûteux, somptueux d’un bien ou d’un service ». Si je me tourne vers Wikipédia, le luxe est décrit comme « un mode de vie consistant à pratiquer des dépenses somptuaires et superflues ». Et si je m’amuse à regarder ChatGPT, il analyse le luxe comme « un état de grand confort, de raffinement et d’abondance matérielle ».
Ce que l’on retient de tout ça c’est que le luxe offre une condition d’abondance, de grand confort, de grande facilité. C’est aussi ce qui s’ajoute au plaisir et au confort sans être absolument nécessaire, on est un peu dans le superflu. Ce mix du luxe intègre également des notions de prix élevé et de rareté.
Si on reprend les grandes théories sur le monde du luxe on observe un certain nombre d’éléments fondateurs de l’ADN des marques de luxe. D’abord il y a toujours un ancrage historique et/ou une incarnation, c’est ce qu’on appelle la charge émotionnelle, ça va être une histoire, un mythe, une légende, une figure emblématique, également un rapport au temps un peu particulier. On a aussi une méthode de fabrication, c’est ce qu’on va appeler la garantie de qualité avec une dimension artisanale et très souvent un savoir-faire spécifique. On a une forme de créativité, voire une dimension visionnaire, c’est la dimension artistique. Le luxe parle donc de créativité, d’esthétique, de modernité voire d’avant-garde. On a aussi ce que l’on pourrait appeler une présence, qu’il s’agisse de la présence temporelle, de la présence spatiale (ou de sa rareté donc de sa non-présence finalement) et de la dimension internationale.
Petite prudence lorsque l’on s’attelle à définir le luxe, la définition a tendance à évoluer dans chaque société en fonction de facteurs culturels, économiques, historiques, sociétaux voire environnementaux. La perception du luxe n’est pas la même selon le pays dans lequel on se trouve mais, malgré tout, les éléments que je viens de citer restent communs à la définition du monde du luxe. Si je vais un peu plus loin et que j’applique ces définitions au monde du vin, ce luxe pourrait se définir, d’une part, par :
- Le plus haut niveau de qualité maintenu pendant une longue période avec constance
- Une origine spécifique
- L’importance culturelle
- Une histoire longue
- Une dimension de rareté
- Un sentiment de privilège, un produit qui créé l’envie
- La sensation de plaisir pour le propriétaire avec une expérience esthétique, une expérience de consommation hédoniste.
Dans les pays occidentaux il y a d’autres critères qui viennent désormais s’ajouter à cette définition de vin de luxe. Si l’on reprend les travaux menés par Pauline Vicard, du Think Tank ARENI, que nous avons interviewée dans un des précédents SOWINE talks, on peut ajouter :
- La vision de la marque, sa manière de voir le monde qui doit rencontrer les aspirations de la société et l’inspirer
- Le long terme, tant environnemental, social que financier
- La capacité de la marque à démontrer sa capacité à s’inscrire dans le temps en apportant des solutions de pérennité
- La réputation, qui découle des critères précédents : la reconnaissance du secteur, des consommateurs et de la société qui peut avoir un vrai impact sur la distribution, sur la capacité à faire changer les choses.
Comment se porte le monde du luxe aujourd’hui ?
Le monde du luxe ne s’est jamais aussi bien porté. Il ne cesse de progresser. D’après la dernière étude de Bain & Company, à l’horizon 2030 le secteur du luxe va continuer à croître de 60% en valeur, essentiellement grâce aux Late Millennials et à la Génération Z. Il va toucher 100.000.000 de consommateurs supplémentaires en passant de 400.000.000 à 500.000.000 de consommateurs.
Le luxe et aussi devenu une valeur refuge. Début 2023 on a encore pu observer les résultats des grands groupes de luxe qui ont de fortes progressions, qui montrent ce désir d’échapper à la réalité. Exemple parmi d’autres, l’incroyable succès du lancement à 340 euros les 70 ml du parfum de Francis Kurdjian qui a été plébiscité sur le digital en particulier. Ça n’empêche qu’en parallèle, et c’est peut-être là aussi l’un des paradoxes du luxe, le luxe subit une crise de confiance. Les Français en particulier ont un rapport assez compliqué au luxe, qui heurte leurs valeurs morales, leurs valeurs d’égalités, leurs valeurs d’utilité. On est dans une vision un peu bicéphale du luxe, à la fois on admire le luxe, on a tous envie de luxe et quelque part n’importe quel consommateur aspire à avoir des produits de luxe, et en même temps on critique le monde du luxe parce qu’être riche ce n’est finalement pas quelque chose de très enviable.
C’est d’autant plus vrai dans un contexte de montée des inégalités. C’est aussi important dans le monde du vin : certains pronostiquent la fin des vins dans le ventre mou du marché donc des vins très accessibles oui, des vins très chers oui mais entre les deux il y aurait finalement assez peu de place et ça d’autant plus qu’on assiste globalement à une tendance à la premiumisation, il y a de plus en plus de valeur ajoutée accordé au produit, que ce soit dans l’absolu ou au fil de son cycle de vie. C’est vrai en France mais encore plus sur d’autres marchés comme le marché américain ou asiatique.
On est aussi dans un contexte d’injonction à la sobriété. Selon le dernier rapport de l’ONG Oxford, les 10% le plus riches de la population mondiale sont responsable de 48% des émissions de CO2 cumulées. Le luxe a priori ne renvoie pas l’image d’un secteur qui est très aligné avec les enjeux environnementaux.
Comment pourrait-on définir ce qui caractérise le luxe aujourd’hui ?
Le nouveau luxe, c’est un luxe beaucoup plus secret, on considère que le luxe doit être vécu pour soi même et rester plus confidentiel. On est vraiment sur quelque chose beaucoup moins ostentatoire, beaucoup moins bling bling qu’il y a encore quelques années, une dimension donc très secrète au nouveau luxe ou en tout cas à l’aspiration du nouveau luxe telle qu’elle est réclamée et revendiquée par les consommateurs. Le nouveau luxe va également être beaucoup plus personnalisable, on va être vraiment dans une expérience unique proposée par les marques à chaque individu. Le consommateur ne veut plus faire parti d’une masse mais vivre une expérience unique, il est prêt de mettre le prix mais à conditions que ce soit fait sur mesure. Autre nouveauté : le luxe n’est plus uniquement dans l’assénement de vérités, le nouveau luxe doit savoir créer du savoir. L’accès au savoir est de plus en plus cher, de moins en moins accessible et c’est aussi une des responsabilités des marques de luxe que d’expliquer, de faire savoir aux consommateurs comment leurs produits sont élaborés. En témoignent les journées portes ouvertes que l’on observe de plus en plus dans les marques de luxe et qui donnent accès au savoir. Le nouveau luxe crée des expériences, en tout cas c’est ce que le consommateur attend de ce luxe-là, avec des marques qui vont moins mettre l’accent sur les produits eux-mêmes que sur l’expérience unique qu’elles vont proposer aux consommateurs.
En période d’incertitude, les consommateurs sont en quête de réponses. Ils vont aussi chercher auprès des marques de luxe cette dimension sacrée qui les élève. Porter un vêtement de luxe, c’est transformer son régime existentiel puisque le luxe c’est ce qui est difficilement accessible aux hommes. Finalement le luxe c’est ce qui paraît comme impossible pour l’homme : l’abondance, l’immortalité, l’éternité. Je cite ici un universitaire qui a écrit sur le sujet et selon qui « seul le sacré permet de retrouver un instant cet espace mythique du luxe. L’industrie du luxe a bien compris ce besoin impérieux du sacré, du merveilleux chez les individus. Porter une marque de luxe, c’est accéder à un statut d’élu, d’être mythique ».
Le nouveau luxe doit aussi savoir créer du lien. C’est très important, pour les jeunes générations mais pas uniquement : nous sommes dans un monde très éclaté finalement. Ce luxe-là doit permettre de rapprocher des communautés, être dans un état d’esprit de cocréation, ce qui lui permet aussi de se diffuser. On observe énormément de cocréation entre des marques de luxes sous des univers parfois assez étonnamment éloignés mais qui partagent un certain nombre de valeurs et pour qui ce rapprochement crée un cercle vertueux.
Le nouveau luxe est aussi très souvent virtuel, il y a un terrain de jeu assez exclusif qui s’est ouvert depuis quelques années et que le monde du luxe a réussi à pénétrer avec des barrières à l’entrée mais qui propose des expériences immersives et assez uniques aux consommateurs.
Et puis, évidemment, ce nouveau luxe doit être transparent, c’est une exigence du consommateur qui ne veut plus qu’on lui raconte des histoires, qui a besoin de transparence et d’authenticité. C’est indispensable si les marques de luxe veulent recréer un lien de conscience avec leurs consommateurs.
Je parle de transparence mais j’aurais pu parler aussi de durabilité : finalement, le monde du luxe s’est vu beaucoup reprocher sa dimension presque éphémère mais aujourd’hui, l’éphémère ne valorise plus un produit dans un monde qui a trop exploité ses ressources donc la durabilité et un critère incontournable des marques de luxe demain. Et j’aurais aussi pu parler d’éthique : les marques de luxe doivent avoir une image irréprochable et évidemment la dimension éthique n’est pas discutable.
Enfin, le nouveau luxe est un luxe qui doit être engagé dans une forme de responsabilité pour mener certains combats, d’autant plus que les marques de luxe ont plus de moyens, plus d’influence que d’autres marques.
Qu’est-ce qu’on peut retenir de tout ça pour les vins et spiritueux ?
Le monde du vin et des spiritueux a déjà tous ses atouts en lui. Quand on parle de durabilité, de transparence, de savoir-faire, d’expérience, quand on parle de la dimension sacrée du produit ; le vin, le divin. Tous ces éléments là font partie intégrante de l’univers et de l’ADN des marques de vin et spiritueux.
En se projetant un peu, on peut imaginer que le secteur des vins et spiritueux incarne le nouveau luxe par excellence. Il peut montrer la voix d’un avenir plus durable pour tous car il sert de modèle d’incarnation de ces nouvelles tendances du luxe de manière intrinsèque. C’est intéressant de constater ça car finalement le monde des vins et spiritueux était peut-être le moins luxueux de l’univers du luxe il y a encore quelques années mais lorsque l’on regarde toutes ces aspirations du luxe tel qu’il est demandé est vécu aujourd’hui par le consommateur final, le monde des vins et spiritueux correspond parfaitement à ces aspirations. »
Le retour au sacré, à l’expérience unique, goûter pour toucher du doigt un savoir-faire et une histoire ancestrale, le monde du vin et des spiritueux porte en lui ce qui fait le luxe aujourd’hui. A lui alors de savoir le prouver pour savoir attirer une nouvelle génération en quête de marques plus transparentes, plus éthiques et qui ont une histoire à raconter.