« Le vin ou les vins ? »
Est-il correct de dire « le » vin ? Est-on absolument sûr de parler d’un Château d’Yquem ou d’un Roche Mazet de la même façon ? A-t-on les mêmes attentes vis-à-vis de ces vins ? Les déguste-t-on de la même façon ? Devrait-on parler du vin ou des vins ? Un sujet sémantique décrypté par Arnaud Daphy.
Le vin, les vins : un grand malentendu
Il y a, dans le monde du vin, un malentendu : certains vins ne seraient pas du vin : certains professionnels ou amateurs considèrent que tel ou tel vin « n’est pas du vin », comme s’il n’appartenait pas à la catégorie vin. On entend ce discours, notamment à propos des vins extrêmement chers, « ce n’est plus du vin », ou des vins de grandes consommation. Si certains, dans leur conversation, excluent certains vins de la catégorie vin, c’est peut-être y a-t-il un problème de définition de la catégorie ? Faut-il alors parler non pas du vin, mais des vins ?
Distinguer le vin produit artisanal, le vin produit de luxe et le vin de grande consommation
De façon assez simple, on peut déterminer trois catégories de vin assez distinctes. La première correspond au vin « produit artisanal ». Le deuxième est le vin « produit de luxe » et le troisième est le vin « produit de grande consommation ». L’objectif n’est pas forcément de classer les vins ou de les faire entrer impérativement dans une de ces catégories, mais plutôt d’offrir une grille de lecture et d’être conscient que chacun de ces trois vins répond à des logiques différentes. Il y a des points communs entre ces trois catégories, mais il y a aussi des différences qui sont structurantes. Nous avons défini six critères sur lesquels ces catégories ne fonctionnent pas de la même façon.
Comparer le vin à d’autres produits
Le premier critère, c’est de savoir à quels autres produits de l’univers de la consommation ces vins pourraient être comparés. Le vin artisanal sera comparé à d’autres produits de terroir, comme le crottin de Chavignol, la saucisse de Morteau : ce sont des produits artisanaux ancrés dans leur terroir. Le vin de luxe se compare plutôt à des marques de maroquinerie, de joaillerie, d’horlogerie. Le vin produit de grande consommation se compare à ce qu’on trouve en grande distribution : les yaourts, le chocolat, le café par exemple.
L’importance du statut de producteur
Le deuxième critère différenciant, c’est le statut du producteur. Pour le vin artisanal, le producteur est un artisan, un vigneron. Pour les vins de luxe, le producteur, c’est le créateur, une griffe, voire un mythe. Pour la plupart des très grands vins, les consommateurs ne savent parfois même pas qui le produit, tel le créateur qui s’efface derrière le nom. Pour le vin produit de grande consommation, le producteur est un industriel. Or, le terme industriel dans le monde du vin est presque « un gros mot ». C’est intéressant de noter que dans aucun autre secteur, il viendrait à l’esprit de quiconque de dire que c’est un défaut d’être un produit industriel, au contraire, c’est une qualité.
L’identité du vin
Le troisième critère se base sur ce qui fait l’identité du vin, ce à quoi on le reconnaît. Le facteur clé d’identité d’un vin artisanal, c’est le terroir, son appellation. Souvent, le consommateur ne se souvient pas du nom du producteur, car c’est l’appellation qui est sa clé d’entrée. Le facteur clé d’un vin de luxe, c’est sa marque, à tel point qu’Yquem a fait disparaître la mention Sauternes de ses étiquettes : la valeur d’Yquem est bien supérieure à la valeur de son appellation. Pour les produits de grande consommation, c’est également la marque qui fait l’identité. Au même titre que le consommateur est fidèle à son café Carte Noire, il va être fidèle à un vin comme Roche Mazet ou J.P. Chenet. La marque lui apporte une réassurance, c’est un signe de reconnaissance immédiat.
Les attentes du consommateur
Les attentes du consommateur vis-à-vis du produit sont également un critère qui distingue ces catégories de vin. Dans le cas d’un vin artisanal, l’attente du consommateur est extrêmement simple : c’est la typicité, une forme de tradition et le fait de savoir que, d’année en année, on retrouve cette typicité comme un fil conducteur. Pour le vin de luxe, le consommateur attend un produit de qualité, mais surtout un statut, du prestige, une forme de reconnaissance que le produit apporte, voire une dimension ostentatoire. Pour le vin produit de consommation, l’attente est très différente, elle est liée à la régularité, à la constance. Le consommateur veut que, d’achats en achats, il répète exactement la même expérience.
Le prix du vin
Un autre critère distingue les catégories : le prix et la façon dont se construit le prix. Dans le cadre du vin artisanal, les vins sont proches en termes de prix, le consommateur sait aussi à quoi s’attendre quand il va acheter un vin artisanal. Pour le vin produit de luxe, il n’y a plus aucune corrélation entre le coût de revient et le prix de vente. Veblen l’a démontré, le luxe doit être lié à un prix élevé : plus le prix est important, plus le produit est luxueux. Pour les produits de grande consommation, la logique est complètement inverse. Le produit de consommation se doit d’être le plus compétitif possible parce que les consommateurs sont extrêmement sensibles au prix, donc cela va être un combat permanent pour l’économie d’échelle, la compétitivité, le prix.
La dynamique d’évolution de la catégorie
Enfin, la dynamique d’évolution de la catégorie est également un critère différenciant. Dans le cadre du vin artisanal, l’évolution du produit est très lente, elle est le fruit de décisions collectives et le fruit de micro-décisions dans le temps. Pour le vin de luxe, l’évolution est d’aller vers toujours plus d’exclusivité, de rareté et de premiumisation. C’est une forme de course en avant vers cette exclusivité ou cette rareté. Pour un produit de grande consommation, la mécanique d’évolution est liée à l’innovation à travers de nouvelles recettes, de nouveaux ingrédients, de nouveaux formats, de nouveaux packagings. Or, le monde du vin est réticent à la nouveauté, aussi bien du côté du consommateur que du producteur. Alors que tous les autres produits de grande consommation fonctionnent sur une mécanique d’innovation et de nouveauté, c’est quelque chose qu’on a beaucoup de mal à faire dans le monde du vin.
Et les vins anticonformistes ?
Pour autant, certains vins ne rentrent dans aucune de ces catégories. Les vins anticonformistes, à l’image des vins naturels, se distinguent : les consommateurs en attendent de la surprise, de l’émerveillement permanant. Ils pourraient former une quatrième catégorie.
Le vin, produit d’art
On pourrait aussi distinguer une cinquième catégorie autour du vin produit d’art. C’est un épiphénomène, certes, mais des bouteilles à plusieurs dizaines de milliers d’euros aux ventes aux enchères répondent à une logique différente de celles énoncées précédemment. Le producteur a un statut d’artiste, à l’image d’Henri Jayer. Le prix de ses bouteilles est lié à une cote, comme une œuvre d’art. Les vins ne sont pas les mêmes en termes de produit, ni en termes de positionnement. Comme une marque, un vin se construit aussi par son image, ses instants de consommation ou son prix, c’est ce qui fait aussi la beauté de ce marché : sa diversité, c’est sa richesse.
Article tiré du podcast SOWINE Talks « Le vin ou les vins ? » par Arnaud Daphy.